Samedi 24 août, 19h20 : accolade vibrante à Rémy, avec qui je viens de partager l’intégralité de la journée et sans qui je ne serais très probablement pas là. Les yeux sont rougis, soit par le fait d’avoir porté mes lentilles depuis près de 38h, soit par l’émotion qui ne m’a pas quitté de la journée, soit par un peu des deux. Les jambes sont lourdes, les pieds tachetés d’ampoules et le visage a bien du mal à cacher la fatigue générale. Nous voilà sous l’arche d’arrivée d’Aiguebelle, avec derrière nous le massif de Belledonne qui vient d’être traversé en intégralité.
149km, 11400m de D+, 37h15 de « course » pour près de 30 litres d’eau ingurgités et 1 kilo de perdu. L’échappée belle : l’aventure, plus belle, plus dure. C’est la devise de cet événement, dans laquelle – pour une fois – aucun terme n’est exagéré.
L’épopée a débuté 48h plus tôt lorsque Manu, inscrit avec moi, est passé me récupérer à Annecy.

J-1 : le matériel au presque complet (manque les chaussures et bâtons!)
La dernière fois que nous nous sommes retrouvés dans cette situation, un bête oubli de baudrier nous a valu un détour avant le retrait des dossards. Je ne m’étonne donc pas lorsque Manu m’annonce qu’il n’a qu’une portion de repas du soir, ce qui nous vaut un détour au supermarché d’Aiguebelle pour m’offrir une préparation de riz au curry et un bon vieux pâté croûte d’apéritif.
Une présentation de pièce d’identité et un achat de stoots plus tard (t’inquiète pas Laure, c’est pour mes avant taf en ski de rando, pas pour de prochains ultra-trails ! Quoique…) nous voilà dans un petit parc à monter notre tente pour la courte nuit qui nous attend.
Coucher 21h, lever 2h30 avec quelques heures de sommeil au milieu. Pas pire. Un coup de navette plus tard nous voici à Vizille, point de départ de notre bambée. Il est 5h, il fait encore nuit noire et les discussions de comptoir ne vont pas bon train autour du café : on sent un mélange de concentration, d’appréhension et d’impatience dans l’assemblée.
Briefing à 5h50, le plus concis de l’histoire du trail : « météo, grand beau. Consignes de course : gestion, gestion et gestion. » Ok, au moins on ne va pas s’embarrasser l’esprit de trop d’indications !
On nous annonce ensuite une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise c’est que la moitié d’entre nous va abandonner (ça tombe bien pour moi, statistiquement Manu va me sauver la mise ^^), la bonne c’est que l’autre moitié pourra sonner la cloche à Aiguebelle (wouha, sacrée bonne nouvelle). Sur ces mots semi-motivants et après une tournée d’applaudissements pour les bénévoles, qui les mériteront plus que largement tant ils ont été attentionnés, dévoués et souriants tout au long du parcours, nous voilà à décompter le 10, 9,… partez ! Ici pas de musique de champions du monde, ni d’envolées lyriques du speaker nous comparant à des demi-dieux. Ici c’est simple et efficace : tu t’es inscrit, t’as une chance sur deux de terminer, à toi de jouer gamin.
Vizille > Chamrousse
Section montante mais roulante. On adopte un bon rythme avec Manu (c’est à dire qu’on se « force » à marcher dès qu’on est plus dans du faux plat). Ma cheville, victime d’une bonne entorse 2 mois plus tôt, me rassure et ne se montre pas douloureuse.
Grosse ambiance à l’arrivée au premier ravito, avec de nombreuses familles déjà en place. Je fais littéralement nimp’ de mon côté, en oubliant le bouchon de mon camel à un endroit et en laissant traîner mes bâtons à l’autre, puis en renversant la moitié du camel en essayant d’y intégrer les fameuses pastilles permettant de faciliter l’assimilation de l’eau. Allez mec, concentré, c’est pas oui oui au pays des fées là.
Chamrousse > Refuge de la Pra
Dans mes gesticulations j’en ai perdu la trace de Manu. Je repars donc du ravito en le cherchant vainement des yeux. Pas d’idée de si il est devant ou derrière moi. Le bougre avait vu juste en me disant que quoiqu’il en soit on ne ferait pas plus que la première montée ensemble. J’ai espoir de le retrouver éventuellement pour la section de nuit, mais il abandonnera finalement au Pleynet pour cause de genou douloureux.
Petit coup à l’orgueil lorsque des enfants m’annoncent ma 105ème place. J’avais l’impression d’avoir eu un bon rythme sur cette première montée, et me voilà finalement assez éloigné du top 50 semi-secrètement visé. C’est un mal pour un bien, puisque je ne ferai que doubler du monde sur cette première journée.
Cette deuxième section reste assez roulante, et le paysage est magnifique. Et j’ai la mémoire trop embuée pour ajouter d’autres choses que ces banalités !

Montée au-dessus des lacs Robert. Pas de remarque sur la casquette svp 🙂
Dès les premiers rayons de soleil, j’arbore fièrement casquette à simple visière (qui a parlé de style?!) pour éviter la surchauffe. Au refuge je débute mon régime à base de soupe, avec un potage aux légumes qui augure le meilleur pour le niveau culinaire de la suite 🙂
Refuge de la Pra > refuge Jean Collet
C’est possiblement la section que je connais le mieux, du fait de mes venues en ski de rando en hiver. C’est aussi une section démente côté panoramas. Lacs des doménon, croix de Belledonne (touchée!), glacier de Freydane, lac blanc. Tout est somptueux. Les sentiers deviennent techniques, les jambes carburent en montée mais je ménage ma cheville et mes cuisses en descente, et me refait pas mal doubler dans ces sections là. Stratégie frustrante mais assumée.
Arrivée à Jean Collet un bénévole m’indique l’heure (pas de montre de mon côté, je cours à la sensation!) : il est bientôt 13h, je suis en avance sur mon tableau de marche.
Refuge Jean Collet > Habert d’Aiguebelle
Prochain ravito à 9km. « Mouarf, easy, dans 1h j’y suis ». Tu rêves mon gars, on est dans Belledonne là ! Quand le litre et demi d’eau contenu dans mon camel a été entièrement siroté après 5km, je commence à me faire à l’idée que les km vont être compte double ou triple pour le reste de la promenade !
J’ai encore la fraîcheur pour me mettre des images plein les yeux. Là un chamois, là un autre, là-bas le barrage de grand maison. J’apprécie la technicité des sentiers, les sauts de bloc en bloc et les promeneurs qui s’exclament à voix à demi cachée « wouha, t’as vu les cuisses de celui-là » ^^
Côté nutrition j’ai peu envie de salé, hormis les soupes des ravito, et me nourris de pom’potes marron-pommes, de snickers et de grany mou. Ça fait le taf. Mais c’est dimensionné plutôt serré jusqu’au Pleynet !
Malgré quelques lampées dans des ruisseaux, j’arrive au Habert relativement assoiffé. Note pour plus tard : ne pas hésiter à remplir le camel dans les cours d’eau entre les ravitos (en plus, c’est un peu mon kif ultime).
Habert d’Aiguebelle > le Pleynet
On continue dans le registre du magnifique avec du sentier alpin et les lacs des 7 laux que j’atteins avec les dernières lueurs de la journée. Fabien (non, pas moi en dédoublement de personnalité, mais M. Masson qui a fait/déchiré l’EB en 2018) m’avait prévenu : tout le monde dit que la portion entre les lacs des 7 laux et le pleynet est interminable, mais en fait elle est certes longue mais super roulante, c’est un régal !
Régal quand on a sa caisse, peut être, mais moi je la classerai volontiers dans la catégorie « interminable » ! Car une fois le charme de chacun des 5 lacs passé, il reste encore 9km de sentier assez casse-pattes pour rejoindre la base vie du Pleynet. Heureusement les jambes tournent encore bien et me voilà tout heureux lorsque, dévalant les derniers hectomètres de piste à grandes enjambées, un papy m’annonce « t’es dans les 30, jeune homme, bravo ».
Cela ne m’empêche pas d’arriver au ravito dans l’anonymat complet, à des heures lumières du passage de François d’Haene « un peu » plus tôt, ce qui me permettra au moins d’être bien concentré sur la gestion de ce temps de repos clé avant la nuit.
Changement de tee-shirt, nokage de pieds, changement de chaussettes, enfilage de collant. Insertion du dossard de Rémy dans le sac (gros gain de poids depuis le départ!), je refais le plein de mes barres favorites, dévore le sandwich amoureusement préparé par Manu et file semi-engloutir la platée de pâtes bolognaises généreusement offerte au restaurant du coin.
Il est 19h40, je repars quasi frais comme un gardon de la station, après 64km et 5300m de D+, avec 1h d’avance sur mon tableau de marche. Jusque là, c’est extra.
Le Pleynet > Gleyzin
6km de descente quasi continue pour reprendre. Sympa pour la digestion. Puis je me fais envelopper par la nuit dans la montée au chalet de la Grande Valloire. J’ai enfin compris comment marchait la frontale stoots. Ouf ! La plupart des pacers ont débuté au Pleynet, et c’est donc par couple de frontales que je reconnais mes poursuivants. Le mien attend impatiemment au Gleyzin, mais j’ai bon espoir qu’il m’accompagne ensuite jusqu’au bout – contrairement à une bonne partie des pacers à moitié prix qui s’arrêtent une fois le soleil levé.
Arrivée joyeuse au chalet de la Grande Valloire. Un grand feu de bois nous accueille et les bénévoles se mettent doux à l’intérieur à coups de pastis. Pour moi ça sera sobrement café + thé svp!
Je fais chemin commun sur toute la deuxième partie de la section avec un sympathique duo familier de Belledonne, qui semble grands pratiquants de ski de rando. Volonté d’économie de salive ou peur de la célébrité ? je ne leur ai pas parlé de skitour, ni de skirandomag 🙂
J’arrive au Gleyzin vers 23h30. Rémy est chaud comme une bouillotte alors que je ressemble plutôt à une bouillotte en fin de nuit. Shuei (?) nous fait notre book au passage, trop bien.

Ravito de Gleyzin. Il a l’air fatigué votre ami…
Gleyzin > Périoule
La section toute noire du road book ! De la montée longue puis raide, et de la descente technique de nuit. Trop content d’avoir récupéré Rémy pour l’affronter !
Il part à une allure d’Usain Bolt – tout du moins comparativement à moi – et je le freine rapidement. « On va faire de la marche hein, et tu vas gérer l’itinéraire pour moi » ! A ce moment là il s’est possiblement senti un peu roulé 🙂
Montée toute en gestion donc – comprendre « au mieux avec les ressources du moment ». L’arrivée au refuge de l’Oule permet de faire une pause. Rémy me déconseille de dormir, ça devrait passer sans en principe. C’est lui l’expert, j’obéis.

Un café assez inutile au refuge de l’Oule
On repart pour le col du Morétan, avec une étoile ou une frontale bien plus haut. Il paraît que le ciel est dément et qu’on y voit des étoiles filantes, mais j’ai du mal à regarder autre chose que les chaussures de Rémy !
Arrivé au col bien entamé, on nous annonce que le plus dur physiquement est derrière nous et qu’il n’y a plus qu’à avoir du mental. C’est peut être là le souci 😉
Descente kiffante de l’autre côté, seuls dans la nuit : ski sur névé dans un premier temps, puis descente avec corde sur moraine ultra raide ensuite. Ça permet de rester bien éveillé, et ça dénivelle efficace pour un effort limité ! Puis portion fantastique le long des lacs de Moretan puis le long du torrent du Veyton avec la lune qui se reflète dedans.
Arrivée à Périoule au milieu de la nuit. Fouettés par une soupe chinoise fort dosée en épices ! A la question « ça va ? » je réponds « on fait aller ».
Périoule > Super Collet
Objectif = lever de soleil = base vie de Super Collet. C’est ce que je me mets en tête en sortant du ravito, dans la nuit noire et avec les jambes lasses.
Section très clairement sans plaisir pour moi. Plus de jus, pas d’intérêt dans les sentiers – avec notamment une montée au refuge de la Pierre du Carré aussi ignoble que promise – et une malléole douloureuse sur ces p*t*** de chemins toujours déversants du même côté. J’annonce à Rémy, qui s’en était déjà bien rendu compte, « désolé, je me respecte plus », et maudit chaque aspérité du chemin. Et petit à petit germe en moi l’idée d’abandonner à Super Collet à la sortie de la nuit. Après tout mon objectif minimum sera atteint à ce moment là : faire 24h de course non stop avec un coucher et un lever de soleil, et les 100km tout juste atteints…

Arrivée vers Super Collet. Un lever de soleil et au dodo?
Super Collet > Val pelouse
Puisque depuis la première ligne vous savez qu’il n’y a pas eu d’abandon, pas besoin de maintenir le suspens dans le nom de la section !
Cela dit, j’arrive donc à Super Collet avec le moral bien profond dans les chaussettes. Je vais voir la podologue en espérant qu’elle me diagnostique une maladie incurable au pied qui me contraindrait à arrêter. Mais au lieu de ça elle ne voit dans ma douleur à la malléole qu’une simple abrasion due à un caillou. « Bah vas-y, traite moi de chochotte pendant que tu y es ! »

Ravito de Super Collet : dans le doute!
Ce diagnostic me fait prendre conscience que ce n’est pas les ressources physiques mais les ressources morales dans lesquelles il faut désormais puiser en priorité. Et Laure me rappelle que c’est pour tester mon mental que je me suis justement inscrit à cette épopée. Eureka ! Phase de remobilisation mentale, qui débute modestement avec un « bon, on repart pour 1h histoire d’avoir les premiers rayons du soleil, et on avise ensuite ». Cerise sur le gâteau, je change de chaussures et retrouve une foulée confortable, ce qui me faisait cruellement défaut depuis plusieurs heures. Chantilly sur la cerise : le second sandwich amoureusement préparé par Manu (pour les curieux : pain de mie, beurre de noix de cajou, moutarde, viande de grison : une tuerie).

Allez hop, pas de chichi, on repart pour 12h d’effort!
1h plus tard nous voilà sur la crête des Plagnes, réchauffés et remotivés pour la journée !
Le rythme n’est toutefois pas folichon, et les jambes ne répondent qu’une fois sur deux lorsqu’il leur est demandé de gambader en descente… Et puis la lucidité n’est pas totale, avec par exemple cet échange ubuesque :
« – Rémy, c’est ton téléphone ou mon téléphone qui vibre ?
– C’est une vache mec
– … »
Heureusement cette section est remplie de souvenirs avec le passage au refuge de Claran, puis au pied des Grands Moulins (pensée émue à cette étape du Tour de France écoutée au sommet au milieu du brouillard avec Marco!) et enfin au refuge de la Perrière où nous attendent Laure, Adèle et Raph’. Ca remet de la mine dans le crayon ! A tel point que l’on finit cette portion gambadant tels de jeunes chamois jusqu’à Val Pelouse – enfin en tout cas c’est le sentiment qu’on en a eu.

Refuge de la Perrière : frais et dispo!
Val pelouse > Le Pontet
Ca sent bon la fin ! Ou pas… Coup de bambou lorsque tous calculs faits il nous reste plus de 30km, au lieu des « 20 et des brouettes » envisagés. Du coup je me retrouve avec les jambes toutes faibles jusqu’au col de la Perche. On se fait doubler par pas mal de monde à ce moment là. Tout cela entame quelque peu le semblant de moral d’acier mis en place depuis le matin. En revanche les chemins jusqu’à l’arrivée seront bien plus roulants que ceux empruntés sur les 24 dernières heures, et je recommence à profiter pleinement des paysages, qui sont depuis le refuge des Férices vraiment superbes.

Bim les chaussettes de foot!
Arrivés au sommet du Grand Chat j’annonce à Rémy que je me dors officiellement dessus. Ça tombe bien, lui aussi. Pour gagner quelques points de lucidité avec les grandes sections de descente qui nous attendent on se paie le luxe de non pas 7, mais 8min de micro-sieste ! Couplée avec du gel énergétique au café elle a un effet d’enfer, et l’on repart sautant comme des biches de racine en racine – ou presque.
Hop le dodo sous les arcoces
Le Grand Chat. Devant moi les chaussettes flamboyantes de Didier, croisé à chaque ravito depuis Gleyzin.
En tout cas les 1150m de D- jusqu’au Pontet passent crème – même si le final pour atteindre le ravito est longuet – et je commence à vraiment concevoir le fait de boucler cette traversée !
Le Pontet > Aiguebelle
Caractéristiques de la section : 14km, 500m de D+ pour 1000m de D-. Comme ça, gentiment assis derrière son PC, on se dit que c’est vraiment une formalité. Sauf qu’en sortant du ravitaillement les 500m de D+ nous font un peu trembler !
Mais le rythme est bon et les chemins vraiment faciles. C’est rando, comme qui dirait. On arrive à faire tourner les jambes dans les descentes, et dès lors l’objectif consiste à rester concentrer jusqu’à la vallée pour ne pas se faire une cheville. « Désolé Rémy, je parle pas, mais c’est pour pas tout gâcher ».
Km 147, on est sur du bitume, c’est plat. C’est gagné. Grande émotion d’avoir parcouru tout ce chemin, et énorme émotion d’en avoir partagé une bonne partie avec Rémy qui, par son unique présence, m’a clairement permis de terminer. Après les applaudissements de la dernière ligne droite, un bisou tout aussi ému à Laure – qui a un peu sacrifié ses vacances pour me permettre d’être là – et un grand sonnage de cloche composé d’un délicieux mélange de fierté, de bonheur et de fatigue de toutes sortes.
A J+7 les jambes ont presque retrouvé leur fraîcheur, les pieds se sont dégonflés de leur rétention d’eau, les chevilles sont quasiment opérationnelles et la fatigue est presque passée. Mais on me dit encore que j’ai fondu et que j’ai une tête de déterré!
L’ultra, ça abîme ? Certainement. Est-ce que ça en vaut la peine ? Pour celui-là, absolument.
PS : pour toutes les stats sur la course, voir directement le suivi live ici. Je suis très satisfait de ma gestion de la première journée, un peu moins pour la deuxième durant laquelle le manque de « jus » – expliqué par la quasi absence de séances de courses à pieds sur les 2 derniers mois? – ne m’a pas permis d’espérer un top 30. Mais tout cela est très secondaire par rapport aux émotions vécues!

Rémy : pacer et photographe de l’ombre. Encore un immense merci à toi !!!