Lyon-Egieu à vélo 2023

Il est 11h30 ce vendredi 08 septembre 2023 lorsque je mets pied à terre pour la seconde fois dans les terribles pentes du col de Portes, à quelques hectomètres seulement du sommet, vidé de mes forces. L’œil hagard, la gourde asséchée et des spaghettis al dente à la place des guiboles, je reprends mes esprits le cul posé dans un fossé et fouille au fond de ma sacoche à la recherche de mon téléphone, que j’espère porteur de nouvelles de mes compagnons de galère. Et des nouvelles, il y en a. Jules, parti en éclaireur devant moi, annonce s’être trompé de chemin et attaque une descente sans avoir trouvé le sommet. Plus étonnant encore, Bertrand, qui partage sa localisation en direct, est sur la même route que moi mais en sens inverse, et nous roulons l’un à la rencontre de l’autre, tout en voulant aller au même endroit. Je l’apprendrai plus tard mais à ce moment-là, Clément souffre également le martyre, plus asséché qu’une forêt canadienne au mois d’août, et Boris et Ben, qui fermaient la marche, viennent de se séparer, le premier tentant désespérément de rejoindre le check point méridien dans les délais (comprendre : arriver à l’heure au resto pour grailler), le deuxième préférant se concentrer sur son effort pour “basculer” tant bien que mal. Mais comment une escapade amicale à vélo a-t-elle pu aboutir sur une telle hécatombe ? Retour sur le déroulé d’une épopée peu banale…

De larges sourires dominaient pourtant les visages à 09h le long du canal de Jonage, où nos cyclistes d’un jour s’étaient donné RDV. Après la traditionnelle photo de groupe et les quolibets de rigueur sur la tenue, le vélo, le style et la forme de chacun, c’est sans tarder que l’on se met en route en formation peloton, soit trois lignes de deux (formation optimisée pour le papotage).

Au programme : Lyon-Egieu : 100 km et 1300m de D+ pour rejoindre la demeure du kiff, co-propriété de Bertrand et Boris logée sur les hauteurs du Bugey libre. 2 difficultés répertoriées : le col de Portes (12 km à 6.5% de moyenne, à ne pas confondre avec son cousin le col de Porte, en Chartreuse) et la montée finale vers Egieu (8 km à 6.2% de moyenne).

Les premiers relais pris par chacun servent moins à répartir l’effort qu’à changer de partenaire de babillage. Et sans vraiment s’en rendre compte, c’est en une grosse heure que nos joyeux lurons atteignent, après 28 km, un abri bus dégueulasse et défoncé, souvenir des premières clopes collégiennes de Jules, lieu déclaré idoine pour une première pause. Etat des lieux : moral au top, bonne humeur générale, feu vert pour continuer !

La suite ressemble à un long fleuve tranquille, le Rhône, qui est longé depuis le début de l’étape. Les quelques GPS du peloton nous guident parfaitement à travers les routes de campagnes et nous amènent droit sur les premiers reliefs du Bugey. Le rythme s’accélère sensiblement, la formation peloton s’étire par endroits en file indienne, chacun se cachant dans la roue de son prédécesseur pour économiser ses forces. Certains plus que d’autres et c’est ainsi que Jules, malgré son statut de grandissime favori de l’étape, se retrouve pris par la patrouille à sucer les roues un peu trop souvent au goût de ses compagnons de route, et se voit invité à mener l’allure par ses camarades. Résultat : un peloton décimé en quelques hectomètres seulement, personne n’arrivant à suivre son rythme Vanderpoelesque. Bertrand, un poil trop zélé à prendre des relais malgré un vélo peu taillé pour la vitesse et une sacoche dégradant fortement son aérodynamie, est le premier à “sauter”, bientôt rejoint par les autres. Une fois seul et personne dans le rétroviseur, Jules n’a donc pas d’autre choix que de s’arrêter et une deuxième pause est ainsi décrétée au pied de la principale difficulté de la journée, j’ai nommé le col de Portes. 

Les bidons remplis, les vessies vidées et le cuir chevelu arrosé, les 6 valeureux compagnons poursuivent donc leur aventure sous une chaleur croissante, les yeux fixés sur leur GPS, qui les amène droit sur un raidillon gravillonné à plus de 20% sur 50m. Effort intense et tout à fait inutile puisqu’une belle route goudronnée contournait cette difficulté sans aucun problème. C’est donc les jambes lourdes de ce Dirac cycliste que les héros du jour s’attaquent aux premières pentes du col de Portes. Ce qui jusqu’ici s’appelait “peloton” éclate instantanément, chacun se mettant à ce qu’il pense être son rythme.

C’est ainsi que Cédric et Jules filent en tête, Bertrand et Clément suivent solidement, Boris et Ben fermant la marche quelques hectomètres plus loin.

Les choses se déroulent à peu près normalement jusqu’à Bénonces, petite bourgade tranquille mais véritable climax de cette étape. Tout d’abord, dans le groupe de tête, Cédric commence à montrer des signes de faiblesse et voit s’envoler irrémédiablement son compagnon d’échappée, “à la pédale”, signe évident d’une différence de niveau manifeste. La sentence est irrévocable, Cédric doit quitter l’aventure du maillot à pois.

Le groupe du milieu explose, chacun continuant à son rythme. Enfin, derrière, c’est dur pour Ben, et son équipier Boris décide à ce moment-là de l’abandonner à son triste sort, et de continuer à son rythme pour ne pas arriver hors délai au ravito.

Surtout, une bifurcation subreptice en sortie de village trompe une majorité de coureurs. A gauche, direction le col de Portes (itinéraire officiel). Tout droit, route principale, direct jusqu’à Ordonnaz et Contrevoz (lieu du ravito), en passant qq hectomètres sous le col de Portes. Une majorité de coureurs, guidée par leur instinct, les panneaux de signalisation ou une mauvaise trace GPS sur leur téléphone, continue donc tout droit. Bien mal leur en prendra, puisque cette route s’avère moins régulière et, surtout, en plein cagnard.

Seul à prendre le chemin officiel, Bertrand s’en sort royalement puisqu’une route ombragée en pente régulière se dévoile devant lui. Ajoutez à cela une alimentation exemplaire depuis le début de l’étape, et ce pur grimpeur se paye le luxe de passer un petit coup de fil à mamie tout en grimpant ces pentes à 7-8%, d’arriver frais comme un gardon au sommet (source : Bertrand) , de basculer sourire aux lèvres, p’tit selfie des familles, et de rejoindre l’auberge de Contrevoz où l’attendent les 3 premiers lurons, officiellement mis hors course par leur erreur d’aiguillage.

Si Jules, équipé d’un vélo plus léger qu’une tige de ciboulette et affûté comme un un couteau aveyronnais, monte sans mal et arrive largement en tête à l’heure de l’apéro à l’auberge, c’est (beaucoup) plus compliqué pour ses poursuivants Cédric et Clément, pris d’une fringale foudroyante au beau milieu de l’ascension.

Le premier, victime d’un excès d’orgueil et d’une musette de moineau (2 mirabelles et 3 prunes en tout et pour tout depuis le petit déjeuner) met pied à terre aux ⅔ de l’ascension. Lu cul sur l’asphalte, le casque de travers, la tête entre les jambes, des étoiles tourbillonnant au-dessus de la tête, l’heure n’est clairement pas aux grandes questions métaphysiques… L’ego reprenant le dessus, il remonte sur les pédales après quelques minutes d’errance, espérant bien cacher cette mésaventure au reste de la troupe. Quelques coups de pédale plus loin, il se retrouve sans comprendre à une bifurcation, devant choisir entre, à gauche, le calvaire de Portes (objectif premier) et, à droite, Contrevoz (objectif second), les deux étant censés être sur la même route. Rassemblant les dernières forces qu’il lui reste, et surtout n’ayant pas la lucidité de juger de son état de fatigue, il choisit courageusement inconsciemment la direction du calvaire de Portes indiqué 2km plus haut (il semble important de préciser ici que le Calvaire désigne dans la langue française la colline où Jésus fut crucifié, devenant par la suite un nom commun pour désigner une épreuve longue et douloureuse). Après 1km d’un effort à la Don Quichotte, Cédric met pied à terre une seconde fois, livide et blanc comme un cul de bébé talqué. Il regarde son téléphone, voit notamment l’heure avancée, Bertrand venir à son encontre (wtf ?) et décide comme un pleutre de faire demi-tour direction le restaurant, mettant ainsi fin à son propre chemin de croix.

Revenu à la bifurcation initiale, il y croise Clément, dont la barbe cache mal la pâleur, aplati sur son vélo comme un hérisson passé sous une roue de voiture, à la recherche d’une lumière divine ou d’un peu d’eau. Ce-dernier déclare tout-de-go “je suis mort, ”… Cette sentence sonne comme un appel à l’aide, un cri de désespoir, un râle agonisant.

Les deux animaux blessés continueront ensemble les quelques kilomètres les séparant d’un coca bien frais avec l’énergie du désespoir, cisaillant le silence de leur souffle saccadé et des jurons salvateurs prononcés contre ce putain de monde injuste.

Boris et Benjamin, en solitaire, parviendront héroïquement à rejoindre leurs compagnons après un effort mental et physique intense, puisé au fond de soi-même.

Arrivés avant 14h, les 6 voyageurs peuvent enfin siroter un Coca ou une bière (et bien souvent les deux), et s’engloutir un menu complet avec supplément fromage, arborant ce sourire béat caractéristique du plaisir de l’effort accompli, et de l’insouciance de la suite de l’étape.

Car oui, après avoir dévalisé la cave à sodas du restaurant, et profité d’un petit café pris à l’ombre d’un kiosque tout choupinet, il est désormais temps de repartir. Au programme, une descente jusqu’à Rossillon puis la terrible côte d’Egieu et ses 500m de D+, juge de paix de cette étape dessinée pour les purs grimpeurs.

Le ventre et le palais apaisés, les jambes et les fesses endolories, les six dossards rouges du jour repartent donc en peloton groupé, les calories englouties favorisant l’inertie d’ensemble sur cette portion au profil descendant.

Arrivés au pied de la dernière difficulté de la journée, une nouvelle scission se produit. Jules, bien échauffé par le col matinal et la soquette toujours aussi légère, repart bille en tête et s’envole vers les honneurs d’une arrivée en solitaire à Egieu. Au milieu, un groupe de poursuivants collabore et monte à un train de sénateur, trop échaudé par les péripéties du matin. Derrière, Ben se laisse irrémédiablement (et volontairement ?) distancer, ayant peut-être d’ores et déjà de la suite dans les idées.

Le groupe dit “des poursuivants”, s’il semble homogène vu de l’extérieur, recèle des états bien différents. Cédric, encore sous le choc de sa fringale matinale, semble en garder sous la pédale et semble de pas vouloir prendre d’initiative. Boris, après une première moitié de montée impeccable, commencer à souffrir sérieusement à l’approche d’Armix. Bertrand, toujours aussi serein, monte à une allure plus régulière qu’une montre suisse, même si avec la fatigue, il commence à pédaler avec les oreilles. Clément, lui, met pied à terre à mi-montée. “Je sais pas encore si je vais pisser, chier ou bé-ger” déclare-t-il à un correspondant AFP présent sur place, alors qu’il se dirige en titubant vers le côté de la route. La première option ayant été privilégiée, et ses compagnons de route ralentissant pour l’attendre, comme le veut l’usage républicain, tous les 4 finissent par arriver malgré tout ensemble à Armix, petite bourgade située 2km avant l’arrivée du jour.

Et là, au milieu du hameau, surgi de nulle part, trône fièrement une fontaine en pierre centenaire remplie de ce matériau précieux appelé eau, présent sous forme liquide et à température fraiche. Après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas d’un mirage, issu d’une fatigue intensifiée par la chaleur aoutienne de ce 08 septembre 2023, et sans concertation aucune, ceux qui se voyaient cyclosportifs se muent instantanément en cyclotouristes du dimanche, pour ne pas dire en jeunes délinquants sans foi ni loi.

Timidement d’abord : ils s’hydratent la nuque, puis le cuir chevelu. Plus franchement ensuite : ils enlèvent le haut, s’immergent la tête entière, puis le torse. Complètement enfin : ils se foutent à poil et plongent dans la fontaine rafraichissante, déesse du jour pour ces corps meurtris par la chaleur et l’effort.

Un seul membre manque à l’appel et il s’agit du mollet gauche de Boris, qui, au moment de franchir le Rubicon, se contracte de tous ses tissus conjonctifs. La crampe, aussi soudaine que violente, couche à terre et tord de douleur le propriétaire dudit mollet. Il ne faudra rien de moins que quatre mains pour aider Boris à se relever et faire passer ce mauvais moment (les deux dernières étant heureusement bien accrochées à l’appareil photo pour immortaliser ce moment).

Et alors que les 4 garnements se délectent de ce moment de pur bonheur, abusant honteusement des infrastructures aqueuses de la commune, Jules, arrivé à bon port depuis un bon moment, commence à trouver le temps long et se demande où sont passés ses ex-compagnons d’aventure… S’en suit un échange cocasse sur le Whatsapp idoine :

Un long moment après, les 8 gambettes hydratées et rafraîchies terminent tranquillement les 2 derniers km de la journée, ultime effort avant de retrouver les délices connus du houblon frais et le confort d’une chaise longue à l’ombre d’un marronnier. Personne n’a plus la force de tenter la moindre attaque tranchante, tant fantasmée dans les paroles de début de journée… Pas même la moindre accélération ou pétard mouillé à la Pierre Rolland… C’est donc ensemble qu’ils franchissent la ligne d’arrivée après un dernier raidillon de 20 mètres à 20% qu’ils mettent un point d’honneur à franchir, non sans mal, debout sur les pédales.

Benjamin, le dernier membre de l’équipage, arrive seulement quelques minutes plus tard, par des moyens jugés légaux à l’unanimité des participants, malgré des preuves assez tangibles apportées par l’arbitrage-photo ci-dessous.

Repus de cet effort, heureux d’avoir vaincu la chaleur étouffante et les pièges tendus par ce parcours exigeant, les 6 protagonistes mettront tout autant de panache dans la traditionnelle partie de pétanque opposant Nordistes et Sudistes (dont le résultat ne surprendra personne). La bonne humeur générale ne se tarira pas par la suite, les locaux ayant préparé un visionnage de match d’ouverture de coupe du monde de rugby XXL en extérieur, agrémenté d’araignée de porc à la plancha, un délice pour les papilles et les pupilles. 

Sourire fixé aux lèvres malgré la fatigue, chacun savoura à sa juste mesure ces moments intenses de plénitude et d’amitié. Il ne fallut ainsi pas longtemps pour décréter qu’en 2024, on remettrait ça !